Morille dans la forêt

Pour vous mettre en appétit

Un avant-goût de Menteur de Cléo de Vigne

Prologue

Ce mercredi matin, à peine 10 heures passées, Norman Puttock traversait d’un pas allègre la grande avenue qui séparait la rue miteuse qu’il habitait de celle qui se trouvait de l’autre côté du parc et qui, d’après les statistiques urbaines du Grand Londres, était bien mieux située pour y vivre, y faire ses courses et bien sûr s’y promener le matin à 10 heures, vêtu d’un costume taillé sur mesure et coiffé d’un chapeau brun années 60.

C’était un homme de taille moyenne, peut-être même plus petit que ça, bâti de façon irrégulière, présentant un torse court et rond perché sur deux longues jambes, ce qui attirait encore plus l’attention sur son buste trapu. La calvitie l’avait frappé tôt, il ne lui restait plus beaucoup de ses cheveux roux, qui malgré son jeune âge étaient devenus jaunâtres, signe de vieillissement capillaire. À le regarder marchant droit devant lui, l’allure fière et indépendante dans son élégant apparat, on aurait pu s’imaginer des choses glorieuses à son sujet. Qu’il s’agissait forcément d’un humaniste quelconque, d’un penseur ou d’un écrivain ou des deux. Ou bien pourquoi pas d’un scientifique passant ses journées tant dans les livres qu’en laboratoire, penché sur d’excitantes recherches qui feraient avancer le monde et grâce auxquelles le nom de Norman Puttock entrerait dans les chroniques universelles du savoir collectif. En réalité, il croyait fermement qu’il était tout cela, il l’avait même imprimé sur ses cartes de visite où l’on pouvait lire « N.L. Puttock – auteur, explorateur, historien, photographe ». Et c’était bien là son malheur – plus le temps passait, moins il était tout ce qu’il aurait souhaité être. La quarantaine à peine entamée, il paraissait plus vieux que son âge, ses yeux reflétaient quelque chose de profondément triste et abîmé, une sorte de rancune qu’il n’arrivait pas à dissimuler, se mélangeant parfois à un air plaintif et toujours aigri.

Cette promenade était l’occasion pour lui de quitter l’immeuble où il habitait depuis maintenant quinze ans, un endroit hideux qu’il détestait. Son appartement se trouvait au dernier étage d’une vieille maison, occupée par plusieurs locataires dont chacun avait sa chambre. Après tant d’années dans un espace si réduit, il était très fier d’avoir pu obtenir une chambre plus spacieuse au dernier étage, qui possédait le luxe d’une minuscule cuisine équipée d’un frigo et d’un micro-ondes. Dans la seule pièce qui servait de tout, régnait un désordre des plus fantasques. Des piles interminables de livres, de vieux films, de magazines, d’objets divers et variés couverts de poussière, une table rendue invisible par l’entassement frivole de choses accumulées pendant de longues années. Au milieu de ce fouillis, on pouvait apercevoir un petit lit, draps froissés tombant sur les côtés, sous des chemises et des vestes de complets qui trônaient suspendues au-dessus. Une brosse à dents sur une surface indéfinissable, une plante par terre, des cartons de chaussures, une fenêtre entre-ouverte laissant entrer une maigre quantité d’oxygène comme pour tenter d’enlever la puanteur de tabac froid qui s’était imprégnée dans chaque fibre de la pièce. C’est dans cette chambre que Norman Puttock vivait. Il enfilait un des costumes accrochés au-dessus de son lit et sortait dans la rue en se donnant un air bourgeois. Il occupait un poste administratif à mi-temps dans une organisation londonienne, un travail qui payait mal et qui ne lui apportait aucune joie intellectuelle. Auprès de ses collègues il donnait l’impression de mener une vie mondaine, remplie de petits plaisirs et de délectables sorties dans les établissements chics de Londres. Mais il n’avait ni l’argent, ni la bonne compagnie pour faire cela. Les rares fois où il s’était rendu dans un palace étaient désormais de précieux souvenirs qui le faisaient rêver et le rendaient triste à la fois. Avec ses ambitions littéraires, cela faisait des années qu’il avait commencé à écrire un roman, ce qui d’ailleurs était sa principale phrase d’accroche pour impressionner le sexe opposé. Il voulait tellement croire qu’il était écrivain qu’il vivait ce non-fait de façon presque physique, voilà pourquoi il n’était aucunement gêné d’affirmer qu’il l’était vraiment. Au fil des années, il s’était créé ce personnage fictif qu’il essayait d’incarner. Il se pensait hautement intelligent et était imbu de ses connaissances. Des connaissances souvent superficielles car il n’avait jamais fait d’études, tout ce qu’il avait acquis venait des livres et des magazines qu’il lisait régulièrement. Ainsi, son savoir en sciences était fortement influencé par la lecture assidue du New Scientist, auquel il accordait une véridicité quasi absolue. Il se concevait vraiment comme un scientifique; et pas n’importe lequel, mais un chercheur respectable et unique en son genre. Encore une fois, dans la splendeur de sa mégalomanie, il se voyait propulsé dans la ligue élitiste de la science où il brillerait par son esprit exceptionnel. Souvent, pris de folie égocentrique, il s’attaquait à ses interlocuteurs, le fait que quiconque puisse exprimer un avis différent du sien lui était insupportable.

Comme il était fragile psychologiquement, il avait besoin de boire, de boire beaucoup afin d’anesthésier ses doutes profonds les plus intimes. On peut dire qu’il était alcoolique, il ne pouvait fonctionner que sous l’emprise de l’alcool, ce qui le mettait dans une situation fortement désagréable quand il devait affronter la vie à jeun. Les matins étaient particulièrement difficiles, il était incapable de parler et d’agir normalement et préférait souvent rester dans le silence maladif de l’abstinence. Puis venait la corvée du travail qu’il répugnait de tout son être. Il haïssait ses collègues, leur façon de penser et leur goût vestimentaire. Pour lui, ces gens-là étaient des crapules et lui seul était un homme digne de respect. Cette sombre réalité le déprimait horriblement et le rendait nerveux et agressif.

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